Cheuteuteut, ndeysaan, j’en salive presque, pas vous ? Il paraît que notre ceebu jën national est sur la liste du Patrimoine immatériel de l’Unesco. On doit remercier Mère Penda Mbaye, c’est ça ?
Ce qu’on ne dit pas dans cette histoire, c’est qu’il y a plusieurs écoles de ceebu jën, pour ne pas dire plusieurs courants de pensée, plusieurs philosophies : vous avez les rossieuses, et vous avez les diiggeuleuses. Veuillez ne pas prendre ces choses à la légère, cela donne lieu, dans notre «cuisine interne», à toutes sortes de discussions, pour le moins épicées.
Les rossieuses, ou rossilogues, pour celles qui ont au moins dix années d’expérience au fourneau, vous diront par exemple qu’il faut faire frire le poisson, le retourner puis le réserver : une darne de poisson (jën bu mag) de préférence, si vous arrivez encore à en trouver, la tête ou la queue, ça marche aussi. En cours de cuisson, vous les replongerez dans la marmite et laisserez mijoter pour harmoniser tout cela. C’est comme de la musique !
Chez les diiggeuleuses, autrement appelées tëmbëleuses, pas question de faire frire le poisson, ça gâcherait tout ! On le rajoute au jus de cuisson, le fameux ñulug, et on le laisse s’exprimer sans contrainte. Les spécialistes disent que le ñulug est l’une des étapes les plus cruciales : ni trop, mais quand même assez pour avoir du ñeex (les ñeexologues sont priés de se manifester), ni trop peu, pour ne pas avoir à rajouter de l’eau et dénaturer le goût.
Cheuteuteut, j’ai sauté l’étape du roof ! C’est la farce pour le poisson. Ce que je vois faire en ce moment ? Tout y passe, ou presque : on ramasse tout ce qu’il y a de vert sur l’étal de la vendeuse du boppu koñ, et on pile (tout le monde doit savoir que l’experte roofologue est de sortie), quitte à réveiller le bébé de la voisine. Chez les modernes nakk, les tubabés, les siwlissés, on utilise un mixeur pour le roof, et pour le nokoss, un concentré de machin-chose qui donnera du goût à votre ceeb.
Pour ce qui est du poisson toujours, vous avez les inconditionnels du yabooy. Vous leur servez n’importe quel poisson plus ou moins noble, ils vous réclameront leur yabooy, en vous disant, entre deux bouchées, que «Yabooy dafa saf.» Le yabooy par ici, c’est un peu comme avec le nez de Cléopâtre : «Si le yabooy eût été plus gros, aucun baadoolo n’en aurait mangé.»
En matière de goût toujours, vous avez ceux qui l’aiment rouge, les mbokki amateurs de ceeb bu weex akk suul et les «toutologues».
Autour du bol, vous aurez droit à toutes sortes de personnalités, et c’est assez révélateur de qui nous sommes.
Vous avez celui qui trouve le morceau de yeet par hasard, et qui ne le dit pas forcément à la population ; ne vous en faites pas, son haleine le trahira. Vous avez la cuisinière étourdie qui vous racontera à chaque repas, que son piment, «sama kaani tëmbël », s’est écrasé dans le ñulug. Vous avez la râleuse de service qui va se plaindre à chaque bouchée que ça pique, mais pas au point de déposer les armes.
Vous avez les détectives : ils retrouveront le roof, quoi que vous fassiez. Vous avez encore les téméraires, pour ne pas dire suicidaires : il leur manque un quart de leurs 32 dents, mais ils insisteront pour le xooñ. Pour leur faciliter la tâche, veillez à rajouter du ñeex au xooñ, ce qui l’adoucira.
Quant au service lui-même, il n’est jamais très anodin : si vous n’y prenez pas garde, la cuisinière du jour a réservé quelques morceaux de choix, juste à la place où s’installe en général l’élu de son cœur… Avec l’audace de vouloir nous faire croire que c’est le fruit du hasard. Soyez vigilants !
Les parents pauvres ? Les légumes bien sûr, trop cuits en général. Certains d’entre eux sont là pour la déco, pour la figuration, pour faire joli-joli, mais vous tomberez toujours sur la nutritionniste-maison, qui va vouloir vous convaincre que c’est bon pour la santé. Qu’elle se les mange !
Pour se servir, si vous mangez autour du bol, on récupère le ballon, pardon, la carotte, le manioc (ñambi bi), ou le jaxatu à la mauvaise réputation (ne prenez pas ces airs, vous savez très bien de quoi je parle), on coupe ou on pince dedans (que vous mangiez à la cuillère ou à la main), et on le ramène au rond central.
Attention tout de même, gare à vous les ndawaleurs, si on vous prend la main dans le sac, à tacler trop souvent le poisson : pas deux-trois bouchées successives quand même hein, lekkal ceeb waay fils ! Dans le rôle de la régulatrice, vous aurez la maîtresse de la maison ou la cuisinière du jour, qui va distribuer les bouchées de poisson (il y a des individus qui ont horreur de cela) et faire des passes.
Les gamins, dans tout cela ? Ce sera le moment, pour ne pas dire l’occasion, de refaire leur éducation, leur interdire de toucher au très stratégique milieu de terrain, pardon, le cœur du bol, où on a justement disposé le poisson, superstar du film, et tous ses petits figurants colorés. On va leur raconter que : «Xalé du laal ndawal», (ben voyons). J’appelle ça, la loi du plus fort. Quelqu’un peut me dire où c’est écrit tout cela ?
On ne se connaît pas assez bien, mais je passe aux aveux. Je me souviendrai toujours de mon premier séjour d’adulte à Saint-Louis, où j’ai voulu tester tous les ceebu jën… Comme je me souviens, avec tendresse, du ceebu jën de ma défunte grand-mère, et de son goût incomparable.
Bon appétit, pensez au citron, au njambaan, et à jeudi !