Les élections législatives du 31 juillet 2022 ont produit une situation politique inédite, avec une majorité relative pour la coalition au pouvoir, et il aura fallu des arrangements ou autres combinaisons pour arriver à asseoir une stricte majorité absolue. Le ralliement du député Pape Diop de la Coalition Bokk gis gis a fait l’affaire. La majorité est donc si ténue, au point qu’à entendre la chronique ambiante, c’est comme si le Président Macky Sall allait vers une perspective fatale avec la prochaine installation du Bureau de l’Assemblée nationale ou la formation de son gouvernement. Il faudrait savoir raison garder car il n’en est rien. Macky Sall n’aurait pas trop à craindre de cela ; non seulement au regard du fonctionnement des institutions et de leurs rapports mais aussi de la réalité des équilibres politiques ! Certes, son camp a perdu l’atout politique majeur de pouvoir s’asseoir confortablement sur une majorité parlementaire hégémonique ou monolithique mais en revanche, le système politique et démocratique aura indubitablement gagné en équilibre des forces et cette situation devra constituer une belle opportunité d’approfondissement de la démocratie et d’amélioration de la gouvernance publique. L’exercice du contrôle de l’action gouvernementale se trouvera plus affirmé. Au demeurant, la situation, notamment la prochaine formation du Bureau de l’Assemblée nationale, n’induit pas moins quelques risques politiques qu’il convient cependant d’examiner avec circonspection.
Le seul et unique enjeu est le Perchoir
Le Président Sall aura à convoquer pour les prochains jours, la première session de l’Assemblée nationale fraîchement élue. Si son prédécesseur, Me Abdoulaye Wade, élu député, daigne se déplacer le jour de l’installation et qu’il se montrait disponible, il lui reviendrait l’honorable devoir de présider la séance d’élection du nouveau bureau au titre du député le plus âgé. La structuration du bureau est déterminée par le Règlement intérieur de l’Assemblée. «Le président de l’Assemblée nationale est élu au scrutin uninominal, à la majorité absolue des suffrages exprimés. Si cette majorité n’est pas atteinte au premier tour du scrutin, il est procédé à un second tour, pour lequel l’élection est acquise à la majorité relative. Les vice-présidents, les secrétaires et les questeurs sont élus au scrutin de liste, pour chaque fonction. Chaque groupe de l’Assemblée peut présenter une liste par fonction. Tous ces scrutins sont secrets et ont lieu à la représentation proportionnelle selon la méthode du quotient électoral, calculé sur la base du nombre des députés inscrits dans chaque groupe, avec répartition des restes selon le système de la plus forte moyenne. Les postes de vice-présidents et de questeurs sont attribués (…), en donnant la priorité au groupe ayant obtenu le plus de voix». On voit ainsi que seul le poste de président de l’Assemblée nationale sera âprement disputé et que les autres postes reviendront pratiquement d’office aux différents groupes parlementaires, en fonction de leur représentativité. Sans doute qu’il ne manquera pas de batailles internes à chaque groupe parlementaire pour la répartition des postes qui lui reviendraient de droit.
La compétition sera ouverte pour le poste de président de l’institution qui ne manque certes pas d’enjeux politiques et autres. Le président de l’Assemblée nationale est la deuxième personnalité de l’Etat et assure le remplacement provisoire du président de la République en cas de vacance du pouvoir. Aussi, bénéficie-t-il d’importantes prérogatives liées à la fonction. Si le(a) candidat(e) présenté(e) par le groupe Benno bokk yaakaar (Bby) fait le carton plein des 83 votes de députés de son camp, il(elle) sera élu(e) sans fioritures. Mais cela pourrait ne pas être évident en raison d’éventuelles frictions ou querelles de positionnement. On peut se rappeler qu’en France par exemple, la députée de La République en marche (Lrem), Yael Braun Pivet, n’avait pas réussi à mobiliser l’intégralité des voix du camp macroniste (250 députés), encore moins arriver à pêcher des voix dans d’autres groupes parlementaires pour obtenir la majorité absolue de 277 voix, lors du vote pour la présidence de l’Assemblée nationale. Elle a fini par être élue au second tour avec 244 voix alors qu’elle en avait engrangé 238 au premier tour. Elle a dû son salut au maintien de candidatures concurrentes de l’opposition parlementaire. Le même scénario pourrait se dérouler au Sénégal.
Seulement les pouvoirs politiques n’aiment pas jouer au funambulisme. Qui va croire que le Président Macky Sall ne travaillera pas à consolider son camp en s’assurant du vote de chacun des députés de Bby, en dépit des ancrages ou clivages politiques ou qu’il ne pourra pas grappiller des voix dans d’autres groupes parlementaires ? Le vote à bulletin secret ne devrait pas être redouté que par Bby. On voit bien que certaines coteries de Yewwi et de Wallu se révèleront de si bons amis qui n’auraient pas besoin de trop de persuasion pour revêtir le manteau de parfaits judas. Le pouvoir comme l’opposition pourraient essuyer des votes négatifs émanant de leurs députés respectifs. Chaque camp développe des astuces pour surveiller les votes de ses députés. Cela est si vrai que les coalitions Yewwi et Wallu ont tenu plusieurs séances de réglages pour se serrer les coudes et mobiliser leurs députés qui sont, sur le papier, au nombre total de 80. Le Président Macky Sall en a fait de même avec les députés de Bby le samedi 20 août 2022 de 16 heures au dimanche 21 août 2022 à 2 heures passées, sans compter d’autres audiences plus spécifiques. Tour à tour, les députés ont fait serment de fidélité et de loyauté !
L’impossible blocage des institutions
Un camouflet politique pour la majorité serait de perdre le Perchoir ; ce qui constituerait une première et serait un mauvais présage pour la poursuite de l’exercice du pouvoir. Il sera ainsi important de réaliser les consensus les plus solides au sein de la majorité. Toutefois, la perte du Perchoir ne saurait sonner le glas du régime de Macky Sall. Le seul président de l’Assemblée nationale n’a pas de pouvoirs particuliers pour bloquer le fonctionnement des institutions, pas même celui de l’Assemblée nationale qu’il dirige. Le président de la République gardera toute la latitude de constituer son gouvernement après avoir nommé son Premier ministre. Ce dernier pourra faire sa déclaration de politique générale dans un délai de trois mois et il lui sera loisible, au terme de l’article 55 de la Constitution, de demander ou de ne pas demander le vote confiance des députés. La Première ministre, Elisabeth Borne, s’était bien gardée de demander le vote de confiance des députés français, dans la situation de la majorité relative de son camp politique. Qu’en est-il du spectre fatidique de la motion de censure contre le gouvernement ? La configuration de l’Assemblée nationale du Sénégal montre qu’une motion de censure ne pourrait prospérer qu’en cas de défection de quelques députés de Bby. Le cas échéant, le président de la République pourrait reconduire immédiatement le gouvernement déchu, qui aura un sursis d’une année avant de pouvoir essuyer une autre motion de censure. L’article 86 de la Constitution fixe l’impossibilité de voter deux motions de censure dans la même année.
Pour le reste des rapports entre le gouvernement et l’Assemblée nationale, il convient de souligner que la plupart des textes de lois qui font le menu des sessions parlementaires n’exigent pas la majorité absolue des députés pour être adoptés. En outre, on ne voit pas trop quelles lois organiques ou réformes constitutionnelles le gouvernement pourrait songer à faire adopter pendant les quelques mois qui séparent de l’échéance de l’élection présidentielle de 2024. Aussi, pour ce qu’il s’agit des lois de finances par exemple, l’article 68 de la Constitution indique qu’en cas de blocage imputable à l’Assemblée nationale, le chef de l’Etat peut la mettre en œuvre par décret. L’hostilité des députés n’aurait pas de conséquences néfastes. Le gouvernement aura tous les moyens pour fonctionner convenablement et le blocage éventuel de l’Etat n’est qu’une vue d’esprit.
La fin du «chacun pour soi, Macky pour tous !»
Pourrait-on s’imaginer que les députés de Bby manqueront tant d’altruisme, à l’égard d’un quelconque de leurs camarades, jusqu’à offrir le poste de président de l’Assemblée nationale à l’opposition ? Seront-ils incapables d’arrêter le massacre et enfin de faire leur la devise des «frères Scott» selon laquelle «on gagne ensemble et on perd ensemble» ? On augure que le Président Sall est parvenu à obtenir de sa majorité le soutien nécessaire pour dégager des consensus politiques. Il reste qu’il n’a point le dos au mur devant la situation politique actuelle pour risquer le moindre chantage. La responsabilité du recul politique de Bby est imputable à chacun de ses acteurs qui se sont mutuellement combattus avec férocité. On a l’habitude de relever que Bokk yaakaar se révèle toujours comme le plus farouche adversaire de Benno. Au lendemain des élections locales, le constat était implacable : «Benno perdue par ses divisions» (24 janvier 2022). Il s’ajoute, à ses querelles, des attitudes et autres comportements d’arrogance de parvenus ou d’outrecuidance de nouveaux riches, qui ont pu rebuter les populations. Le 3 août 2015 nous alertions dans «Macky ou la tentation du suicide collectif» que «si l’on n’y prend pas garde, le gouvernement sera assez chahuté, parce que d’autres ministres feront encore montre d’insubordination ou de mauvaise tenue, pour ne pas dire de rébellion ; (…) Toutes les bévues portent leur signature. Nous ne nous y étions pas trompés dans une chronique intitulée «Mais Macky, où on va là ?», en date du 22 mai 2012. Déjà, nous tirions la sonnette d’alarme sur les risques encourus avec les comportements de certains responsables au pouvoir».
Le revers ou recul électoral du 31 juillet 2022 trouve largement son explication. Macky Sall laissera-t-il son régime se saborder par les turpitudes de ses propres partisans ? Du reste, les députés de Bby lui doivent leur élection. En effet, force est de dire que c’est le Président Macky Sall qui a daigné les investir de manière discrétionnaire sur les listes de sa coalition et qui leur a donné pour l’essentiel, les moyens pour battre campagne ; que ces députés ont battu campagne exclusivement sur son bilan et son coefficient personnel. Personne ne lui a imposé quoi que ce soit pour figurer sur les listes et à la position choisie par lui ! Alors, ils seraient bien malvenus de se mettre dans une posture de le gêner ! De toute façon, on ne s’imagine pas que le Président Sall se laissera marcher sur les pieds car c’est un secret de polichinelle que le chef de l’Etat s’est décidé à changer de fusil d’épaule, pour ne pas dire de façon de faire avec ses collaborateurs. Il a toujours cherché à faire jouer la conciliation jusqu’à ne pas sanctionner les fautes et dérives les plus nocives à la cohésion de son camp politique et la perception de sa gouvernance. Il semble désormais arriver au bout de sa patience ! A l’égard de ses députés, notamment ceux identifiés comme des candidats potentiels au Perchoir et qui, en cas de désillusion, pourraient être tentés de chercher à exercer des représailles, le message est sans équivoque selon lequel quiconque se sera illustré par un comportement réfractaire ou hostile aura bien choisi de se mettre au ban de la majorité et devra renoncer à toute ambition de figurer au gouvernement ou de prétendre à une autre fonction. En outre, ils seraient bien nombreux à devoir craindre la fragilisation du pouvoir, bien plus que le Président Macky Sall lui-même qui, dans tous les cas, restera chef de l’Etat jusqu’en 2024 et travaillera avec le gouvernement de son choix.
La nouvelle Assemblée nationale : une fosse aux lions ?
Les prochains débats parlementaires s’annoncent passionnants et vont exiger plus d’assiduité et de rigueur dans le travail des députés. On ne manquera pas de vivre des situations de «guérilla parlementaire» car l’opposition cherchera obstinément à gêner le gouvernement. Ce sera de bonne guerre ! C’est pourquoi il faudrait que le Président Sall veille à ne pas trop dégarnir les rangs de sa majorité de ses pontes et autres personnalités d’expérience pour les porter au gouvernement ou à d’autres positions dans l’appareil d’Etat. Le débat parlementaire devrait gagner en intensité peut-être par la qualité des députés, mais le nombre important de députés de l’opposition et la multiplicité des groupes parlementaires et les temps de parole devraient imposer à la majorité de Bby de pouvoir compter sur des députés qui auront de la bouteille. Il devrait en être aussi de la qualité des membres du gouvernement. Les ministres qui se faisaient écrire des déclarations, qu’ils lisaient comme des écoliers, se verront malmener ou bouffer par les députés. Les pratiques qui consistaient à s’assurer, par des procédés peu orthodoxes, de la bienveillance de députés de la majorité comme de l’opposition, avant tout passage devant l’Assemblée nationale, ne pourront plus opérer. Il faudra pour un ministre, posséder ses dossiers, avoir le bagout, la verve et le verbe nécessaires pour faire face ou tenir la dragée haute. Autrement, si Bby perd le débat parlementaire de manière lamentable, elle perdra auprès de l’opinion, encore et encore, en termes de la perception de la qualité des personnels politiques et de la gouvernance. Il reste à savoir de quel bois se chaufferont tous ces nouveaux députés du pouvoir comme de l’opposition !