On a tendance à croire que le Sénégal est un pays de pécheurs à ciel ouvert, que nous nous encanaillons à tous les coins de rue, que ce pays est devenu le pays de la débauche, du sexe tout permis, de toutes les déviances et de toutes les pratiques. Tant la question de la moralisation de notre société et de ses dirigeants occupe le débat public. On ne peut pas se réveiller sans voir, dans les livraisons des médias, diverses alertes contre l’homosexualité ou de prétendues dérives morales de toutes sortes. Ainsi, on finit par se dire qu’il existerait plus d’homosexuels et de francs-maçons au Sénégal que partout ailleurs dans le monde, que les homosexuels et les francs-maçons régentent la vie publique et qu’ils tiennent le pays et tous les leviers politiques, économiques et sociaux. D’ailleurs, aucun chef d’Etat du Sénégal n’y a échappé. Léopold Sédar Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall ont tous été accusés d’être des adeptes de ces milieux. Cela nous avait poussé à dire, dans une chronique en date du 3 janvier 2013, que c’est sans doute alors parce que le Sénégal mériterait de tels dirigeants, car tout Peuple a les dirigeants qu’il mérite. «C’est à croire que tous les riches, toutes les personnes célèbres, tous ceux qui ont réussi socialement le sont parce qu’ils sont francs-maçons ou homosexuels. Notre élite n’aurait aucun mérite. Elle ne se réaliserait pas par la force du travail, par l’ingéniosité de ses initiatives ou par l’obstination à mettre en place quelque chose de durable. C’est à croire que tous ceux qui ont réussi ont emprunté des raccourcis, avec des procédés abjects. C’est à se demander finalement si le Sénégal ne devrait être dirigé que par des francs-maçons ou des homosexuels.» Et puis si tant est que ce Sénégal était si dépravé, gagné par le vice, comme ces villes antiques de Sodome et Gomorrhe, ne devrait-on pas laisser au Bon Dieu le soin de le punir Lui-même et directement ? Dans aucune exégèse religieuse, on n’apprendra que Dieu avait désigné quelqu’un pour agir à sa place contre les impies et les dépravés de Sodome et Gomorrhe. On peut croire que Dieu reconnaîtra les siens et quand sa colère s’abattra sur le Sénégal, tous les hommes de Dieu seront épargnés comme Loth l’avait été quand sa ville de Sodome avait été détruite par le feu et le soufre. Tant pis pour les impies et les mécréants !
Il reste que paradoxalement, les «lanceurs d’alerte» contre l’homosexualité et la franc-maçonnerie au Sénégal disent dans le même temps que c’est dans ce pays que sont enterrés les plus grands saints que l’Humanité ait jamais connus et que personne ne peut souiller cette terre. Assurément quelque chose cloche alors !
L’agenda politique finalement dévoilé
Le Quotidien ne s’y était jamais trompé, considérant obstinément que cette irruption du débat sur l’homosexualité et la franc-maçonnerie était un simple procédé pour dérouler un agenda politique. Des groupes sociaux sont dans une perspective de conquête du pouvoir et usent de ressorts bien connus et assez populistes pour rallier du monde à leur cause. Nous le disions : «La recette est connue. Indignation sur la place publique, appels émis auprès des foyers religieux pour dénoncer un mal grandissant, opération dans les médias, lobbying auprès des pouvoirs publics, avec la menace de les caricaturer comme mécréants, drainage de masses par un saupoudrage des citations et versets souvent instrumentalisés et hors contexte. Lorsque toutes ces pratiques sont inefficaces, le point Godwin des chevaliers de la foi authentique au Sénégal est la dénonciation d’une main étrangère qui voudrait souiller les mœurs. Il est toujours drôle de voir que ces chevaliers d’une société des dieux n’indexent jamais les mains étrangères qui les mettent en selle à coup de millions pour faire progresser des agendas divers.»
On en aura la bonne preuve avec la campagne des élections locales du 23 janvier 2022, quand des prêches synchronisés ont été faits dans des lieux de culte pour appeler à voter contre les listes de Benno bokk yaakaar (Bby) qui étaient ainsi présentées comme les listes de «Satan», les listes des «promoteurs de l’homosexualité au Sénégal». Il sera difficile de dire si cette propagande politique a véritablement porté ses fruits mais les initiateurs, notamment regroupés au sein d’un collectif And Saam Jikko Yi (ensemble pour veiller sur les valeurs), ont estimé qu’elle a fait mouche. Serigne Lamine Sall, un guide religieux à Louga, a révélé la supercherie en se démarquant de cette initiative, précisant : «Moi je ne suis ni politicien ni partisan et au nom de la vérité je dois dire à propos de ce collectif, qu’ils sont en train de dérouler un agenda politique. En m’expliquant le but de leurs démarches, ils m’ont expressément signalé qu’ils étaient à la base de la défaite du Président Macky Sall dans certaines villes du pays (élections du 23 janvier 2022) grâce au discours contre l’homosexualité qu’ils ont tenu tout au long de la campagne. Aussi, ont-ils avancé qu’ils comptent reprendre la même démarche pour faire tomber Benno bokk yaakaar aux prochaines Législatives. A partir de ce moment, j’ai compris que je ne pouvais pas être dans ce complot. Moi Serigne Lamine Sall, seul l’islam m’intéresse.» Les initiateurs de And Saam Jikko Yi ne pouvaient que faire tomber le masque et avouer être en train de préparer des listes pour les prochaines élections législatives. On a remarqué certains drapeaux d’un pays étranger, qui flottaient dans les rangs de leur dernier rassemblement à la Place de la Nation le 20 févier 2022 à Dakar. L’escroquerie a été si rondement menée que des chefs religieux de diverses obédiences ont pu être embarqués dans cet élan, alors qu’ils seront fatalement les premières victimes d’une prise du pouvoir par ces islamistes sénégalais.
C’est dire que l’objectif politique de conquérir le pouvoir, et avec un coup de pouce de l’étranger, est en marche et gare au Sénégal ! Dans de nombreux pays, des agendas politiques cachés avaient été conduits au nom de la sauvegarde ou de la préservation des valeurs religieuses et la thématique de la lutte contre l’homosexualité, la lutte contre l’avortement ou la franc-maçonnerie a toujours été au cœur du discours. C’est ainsi qu’en Algérie, le Front islamique du Salut (Fis) avait pu prospérer en portant en bandoulière la lutte contre les «homosexuels et les francs-maçons à la tête de l’Algérie». En Egypte, la confrérie des Frères musulmans avait pu conquérir le pouvoir en adoptant cette même rengaine. Au Maroc, avec un tel discours, les islamistes du Parti pour la Justice et le Développement (Pjd) avaient créé la surprise en raflant un total de 107 et 125 sièges de députés aux élections législatives de 2011 et 2016. Mais dès que la supercherie a été mise à nue, ce parti s’est retrouvé avec 12 députés aux élections législatives de 2021, d’autant que les Marocains ont fini par découvrir, sur les plages de Casablanca, que les dirigeants islamistes étaient plus pécheurs que le plus sordide des fornicateurs. En Tunisie, le parti Ennahdha a connu les mêmes fortunes et infortunes.
«Chaque homme utilise chaque Bible, chaque Coran, chaque jour pour mentir à chaque homme.»
On voit que les peuples peuvent être dupes. Au Sénégal, on devra observer notamment que la dénonciation et l’indignation des croisés pour les bonnes mœurs sont sélectives. En effet, on ne les voit jamais s’ériger contre des prédations sexuelles dont sont victimes, tous les jours, de jeunes enfants dans les «daaras», des lieux d’apprentissage du Coran. Ce sont des faits d’adultes qui ont autorité sur ces mômes. On devrait pouvoir accepter que l’acte de sodomiser un garçon de 5 ans est plus ignoble qu’une coucherie entre adultes consentants de même sexe. Allez savoir d’ailleurs si ces moralisateurs ont plus de vertu que Monsieur tout le monde. Nous dénoncions cette hypocrisie dans un texte du 20 juin 2016 indiquant : «Cachez-moi ce sein que…j’ai cherché à voir !» Mieux, dans une chronique en date du 22 janvier 2018, nous rappelions les paroles de la chanson Au nom de quoi, du certes très controversé groupe hip-hop français, Saïan Supa Crew, qui dit avec justesse : «Au nom de quoi, au nom de qui, dans quel livre est-il écrit «tu devras nuire à ton prochain, semer la foi par les cris» ? (…) Certains jurent devant Dieu, vont à l’église après avoir violé deux ou trois mômes. Certains jurent sur le Coran, vont à la mosquée et après avoir vendu plein de dix feuilles. Ça c’était écrit sur chaque psaume, chaque homme utilise chaque Bible, chaque Coran, chaque jour pour mentir à chaque homme.»
La frilosité coupable des autorités publiques
Au demeurant, si les populations sénégalaises ont été prises en otage par des censeurs de la foi, force est de dire que la responsabilité incombe pour beaucoup aux autorités publiques. Elles ont fait preuve de passivité, de compromission, de quelques petits calculs politiques parfois, et de lâcheté dans la plupart des situations. Combien de fois des citoyens ont crié au secours, quand ces mêmes moralisateurs imposaient de ne plus diffuser des programmes de télé sur des chaînes à aucune heure du jour ou de la nuit, alors qu’ils avaient la latitude de zapper de chaînes ? Combien de fois des personnes ont été vilipendées pour leur port vestimentaire qui ne serait pas conforme aux «bonnes mœurs» ou qu’une jupe n’a pas la bonne longueur ou qu’un décolleté a pu laisser apparaître un sein ferme ou une rondeur tentante. On a vu dans ce pays, la police arrêter et présenter devant la Justice des personnes trouvées dans un lieu privé clos, en train de chanter, danser et qui ont été présentées comme des homosexuels, sans aucune autre preuve ou fait corroborant cela. On a vu des personnes traquées pour avoir posté sur des réseaux sociaux une vidéo dans laquelle elles dansaient de manière plus ou moins langoureuse, des danses bien de chez nous. Un célèbre musicien a été traîné dans la boue pour avoir eu un sac à main qui passe pour être «très féminin» ou pour avoir porté un tee-shirt, aux couleurs du Sénégal délavées, et qui était vu comme un drapeau arc-en-ciel. Des artistes ont été déférées par la police ; des filles ont été raflées pour avoir été ensemble en train de fêter l’anniversaire d’une de leurs copines, au motif qu’elles donneraient l’air de lesbiennes. Les plus hautes autorités de l’Etat, par démagogie, ont laissé faire ou ont participé à l’hallali et ont ignoré les cris lancés par des citoyens demandant la protection de l’Etat et surtout le simple respect des droits et libertés individuels les plus élémentaires. Voici un patchwork d’indignations élevées à différents moments à travers ces colonnes : «Qui ne se rappelle pas l’arrestation, il y a quelques mois, de cinq filles qui fêtaient l’anniversaire d’une de leurs amies au bar «Piano Piano» et qui étaient accusées de lesbianisme ? Elles ont été arrêtées, jetées en prison et à l’opprobre (…). On assiste au Sénégal, à l’émergence de censeurs moraux qui se veulent maîtres de comportements «modèles» à inculquer aux citoyens. La conséquence d’une telle situation est le développement d’une culture des extrêmes, qui pourrait se révéler dommageable pour tous. Des apôtres des bonnes mœurs et de la morale des dieux se muent en juges. A leur table, les actes des Sénégalais lambda dans leur vécu quotidien sont scrutés pour être placés au sein d’une matrice manichéenne entre un bien extrême et un mal absolu. Mal vous en prendra si vos actes sont dans l’axe du mal de leur matrice (…). Les «défenseurs» des valeurs morales et des bonnes mœurs au Sénégal diront que leur combat est pour le bien du pays et la protection de sa jeunesse. Toutefois, qu’est-ce qu’un bien commun pour une société, si certaines de ses composantes se voient menacées ou persécutées dans la jouissance de leurs droits fondamentaux ? Pire, si certaines de ses composantes sont diabolisées voire exclues de la définition même des règles du vivre-ensemble ?(…) Si on n’y prend garde, il va arriver un moment où nous n’aurons plus le droit d’écouter de la musique ou de nous attabler à un bar ou un café, ou de nous détendre à la plage. L’Etat du Sénégal passe déjà pour être «trop chrétien» aux yeux de certains néo-croisés. Il arrivera un moment où d’aucuns trouveront qu’il y a un peu trop d’églises à travers le pays (…).»
Le gouvernement s’est laissé lui-même instrumentaliser et a fait le jeu de ces néo-croisés. Combien de fois a-t-on vu des ministres se présenter à l’Assemblée nationale et accepter de sortir de l’ordre du jour pour se sentir obligés de répondre à des interpellations farfelues sur de supposées velléités du gouvernement de faire la promotion de l’homosexualité ou de la franc-maçonnerie ? Pourtant, plus d’une fois, et sur tous les tons et sur toutes les langues, la voix la plus autorisée de l’Etat du Sénégal, en l’occurrence celle du président Macky Sall, a indiqué la position fermement opposée à l’homosexualité. A la vérité, chacun semble tenir à donner on ne sait quel gage de moralité et à qui ? On ose espérer qu’avec la clarification sans ambages de l’agenda politique de And Saam Jikko Yi, le gouvernement daignera enfin protéger le citoyen et veiller au respect des libertés de chacune et de chacun.
Par Madiambal DIAGNE – [email protected]Facebook