Il est impropre de parler d’une justice indépendante au Sénégal tant qu’il n’est pas mis un terme au lien ombilical entre Exécutif et Pouvoir judiciaire. Dans un système politique régi par la séparation des pouvoirs, l’Exécutif, notamment le Garde des sceaux, ne saurait continuer à avoir ce rôle prépondérant au sein du Conseil supérieur de la magistrature. Mon ami, l’ancien magistrat Ibrahima Hamidou Dème, a produit une intéressante réflexion à ce sujet.
La Justice au Sénégal n’est pas, comme en France, une autorité. Elle est ici un pouvoir qui doit assurer pleinement sa souveraineté. Pour rappel, notre Constitution, en son article 88, dispose que «le Pouvoir judiciaire est indépendant du Pouvoir législatif et du Pouvoir exécutif…».
Tout citoyen un tant soit peu exigeant quant à la réalité de cette indépendance des juges ne peut qu’être gêné par le rôle de la Justice, érigée en arbitre de conflits politiques, dans les affaires Khalifa Sall et Karim Wade.
Mais élargissons le spectre, pour aller au-delà des seules affaires «politiques». Le malaise de la Justice est plus profond. Il est lié à l’état scandaleux des prisons sénégalaises qui, par la promiscuité et le surpeuplement carcéral, sont devenues des mouroirs ou des lieux dont les malheureux locataires peuvent contracter toutes sortes de maladies. Il s’y ajoute la perte de toute dignité des détenus dans ces lieux de privation de liberté. Les citoyens souffrent aussi de la lenteur des procédures judiciaires, par un déficit criant de magistrats. Les longues détentions préventives, souvent pour des délits mineurs, sont contraires à tous les principes des droits humains.
En assistant un jour à une audience de flagrants délits, j’ai pu mesurer comment certains magistrats jugeaient les pauvres avec une forme de désinvolture coupable. Ces prévenus sans défense, souvent analphabètes en français et systématiquement ignorants de leurs droits les plus élémentaires, reçoivent de ces magistrats un traitement déshumanisant. Aucune de ces questions ne fait l’objet d’une prise en charge sérieuse des hommes politiques. La majorité se complaît dans sa posture actuelle. Elle ne change pas grand-chose car étant en responsabilité et ayant entre les mains les leviers de l’Etat. L’opposition, d’hier à aujourd’hui, rechigne à poser les débats sur l’indépendance réelle de la Justice et la modernisation de la pratique judiciaire. Elle se limite aux affaires dites politiques, car au fond, ce qui intéresse tout le monde n’est nullement les préoccupations des citoyens, mais l’accès ou le maintien au pouvoir pour en jouir.
Ce qui est nouveau en revanche dans la remise en cause du fonctionnement de la justice, c’est que des hommes politiques indexent dorénavant les magistrats nommément et les vouent aux gémonies. C’est irresponsable et dangereux. Irresponsable, car un homme politique qui se respecte sacralise les institutions de son pays ; il peut critiquer leur fonctionnement, mais son discours doit être enveloppé dans la rigueur et la mesure. Un homme politique doit avoir de la tenue. Dangereux, car indexer nommément des juges, c’est les livrer à la vindicte populaire, fragiliser leur positon, appeler au lynchage de leur personne et mettre leur vie danger. Ce lynchage auquel on expose les juges, aujourd’hui verbal, peut demain devenir physique avec l’abêtissement de militants que les partis arides d’idées et de valeurs républicaines promeuvent.
En février 2021, le juge Mamadou Seck, lynché et menacé des semaines durant, a jeté l’éponge avec un argument ethnique qui constitue un précédent dangereux pour le pays.
Le défunt Doyen des juges, Samba Sall, a subi les mêmes foudres des mêmes gens. Même sa mémoire a été profanée par des foules hystérisées et des hommes politiques dont un est lui-même fils d’un magistrat qui a présidé le Conseil constitutionnel.
Un nouveau Doyen des juges vient d’être nommé. La meute a repris sa funeste entreprise. Son procès est fait. Les accusations de faiblesse et de partialité fusent.
Je rappelle à cette classe politique, dont une partie a perdu sa boussole républicaine, qu’un juge a été assassiné en 1993 du fait de la matière électorale. La personne jugée coupable de son assassinat se pavane dans les médias, sans que la décence n’étouffe ceux qui lui donnent la parole. Demain, il est à craindre que des militants fanatisés, excités et radicalisés par des populistes dangereux envahissent un Tribunal pour s’en prendre physiquement à un juge qu’ils auront récusé. Ils ont déjà attaqué la maison d’un avocat qui a eu le malheur d’exercer le droit de défendre les intérêts de sa cliente. Partout, les populistes usent des mêmes méthodes qui produisent sensiblement les mêmes effets dangereux pour la démocratie et la cohésion sociale. L’identification d’ennemis intérieurs à abattre est une de leurs grandes caractéristiques. Les combattre sied aux républicains de toutes les rives.
Post-scriptum : Que des individus aux agissements douteux ou dangereux comme Gaston Mbengue et Djibril Ngom existent dans une société ne me choque pas, mais qu’ils aient accès aux sphères les plus élevées de l’Etat relève pour moi d’un insondable mystère.
Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn